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Féminisme et arrogance (avec une longue parenthèse sur la défense de la liberté)

Aujourd’hui plus que jamais il semble que Guy Debord voyait juste : toute critique de la société capitaliste, dans ses robes néolibérales, et toute élaboration d’alternative n’ont de sens que dans une perspective situationniste, c’est-à-dire en identifiant toutes les déformations les plus perverses de la « société du Spectacle » – avec un grand « s », car il ne s’agit pas ici de l’art de la catharsis, bien au contraire, de celui de l’aliénation. Pourquoi ? Précisément parce que le Spectacle nous enferme dans des boîtes de raisonnement desquelles il faut s’extraire si nous voulons prétendre à une critique libre de toute influence des conventions consuméristes les plus enracinées.

Cela est en réalité plus difficile qu’il n’y paraît, et représente un effort d’autant plus grand que l’imprégnation des valeurs « spectaculaires » gagne du terrain et s’impose au détriment même de notions a priori opposées à celles du néolibéralisme mais désormais retournées comme des poupées Topsy-Turvy contre elles-mêmes : démocratie et liberté. Exemple présent : la décision de rendre la vaccination obligatoire dans certains cas de figure en France, et les réactions qu’elle suscite. Quoiqu’il soit clair qu’une telle mesure ne puisse voir le jour qu’en raison de sa compatibilité avec les intérêts des véritables oligarques poussant les boutons de cette écran stérile, machine, parodie d’elle-même, qui nous rapproche un peu plus, sinon nous enfonce dans le ridicule politique américain (E. Macron, s’entend), il se trouve aussi par ailleurs que l’opération soit teintée de bon sens dans le contexte d’un obscurantisme affolant : récemment encore, les Français étaient les plus réticents dans le monde à vouloir se faire vacciner, essentiellement sous le coup d’une faillite programmée de l’éducation dans le pays. L’explosion de l’ignorance et la perte des outils de la critique étant, paradoxalement, les résultats directs du Spectacle, l’autoritarisme en est en quelque sorte le prix accepté par ceux qui sont les garants de ce système, qu’ils espèrent désormais, suivant les leçons du passé, imposer aux masses à doses médicales – nous ne sommes après tout censés n’être que des enfants en besoin de direction. Mais voilà que l’événement soulève l’indignation générale, des Français d’abord – peut-être dans lignée de la défiance à la science et à la raison que je viens de citer (urgence sanitaire dont l’alignement avec les appétits du monstre pharmaceutique n’est que coïncidence), et certainement d’une profonde confusion éthique – mais aussi, comme une aigre boutade, des nations impérialistes sœurs. En réalité, rien de bien surprenant, puisqu’il ne s’agit que de répéter la lecture morale caricaturale dictée par le chef de la tribu ; les États-Unis bien sûr. Atteinte à la liberté, liberté chérie, celle en réalité de choisir pour le mulet entre le navet et la carotte qui se balancent au bout d’une tige, car, une fois encore, il est éminemment clair que ce sont les médias corporatisés, faux contre-pouvoir, qui polarisent le débat. D’ailleurs, l’expression du scandale n’est sans doute qu’un jeu, destiné à prétendre démagogiquement à la vigilance des chiens de garde de la liberté, quand on sait, ensevelis, combien ces mêmes pays – E.-U. en tête – se sont drastiquement fascisés depuis le début du siècle. Ici, en Chine, où le thermomètre d’indignation des défenseurs impérialistes de la liberté exploserait de son mercure sanguin, et où il ne serait évidemment pas question de douter de papa Jinping (dont le culte de la personnalité est, j’atteste, une réalité matérielle), on est passé à autre chose, et l’absurdité de certaines mesures se fond dans l’efficacité d’autres, dont peu certes sont subtiles, en sorte que le sacrifice d’une liberté qui à l’Ouest est factuelle mais rendue cosmétique conduit à éviter l’état de contradiction dans lequel se noient les anciennes pseudo-démocraties.

Si, il est vrai, la pandémie sert de nouveau prétexte à la fascisation, qui de manière générale, au-delà des contradictions de ce cas particulier, appelle à la résistance, je m’indigne de lire par exemple que telle mesure nous « amène dans la dystopie ». Ne suffit à quiconque qu’une fraction de ses sens pour s’apercevoir, aussi bien en Chine que dans le monde anglo-saxon et sa colonie européenne, que depuis longtemps la dystopie est là, apprêtée et affublée. S’extraire du monde aliénant, ce n’est pas bondir sur le premier os jeté par les médias, c’est d’abord élargir son périmètre d’attaque critique à la vraie dystopie, bien présente, qui se tapit dans les publicités abrutissantes et ce que tristement – et de triste ironie très dystopiquement – l’on appelle… les « réseaux sociaux ».

C’est dans le reflet de cela que je m’intéresse à un phénomène grandissant, écrasant et profondément situationniste, celui d’un type de fierté féministe moderne, incarnée, qui ne trouve, et dans une certaine mesure ne peut trouver, qu’arrogance. Nous sommes ici loin des Alexandra Kollontaï, première femme membre d’un gouvernement moderne, contemporaine du droit de vote des femmes en Russie soviétique en 1917, ou encore de Simone Veil. Non, il ne s’agit plus d’un féminisme signifiant égalitarisme, mais, selon une époque dans laquelle certes des injustices envers les femmes demeurent mais dans laquelle aussi les femmes se précipitent dans la course à l’exploitation et à la domination, il s’agit surtout d’une lutte pour la flottaison dans l’air d’un gros ballon d’égotisme. Plus l’égale de l’homme, en confondant par là même égalité de droits et égalité de natures, la femme se dresse selon cette vision en plus-value, en marque, en commodité finalement, transformée chez les plus naïves en un sentiment absolu de supériorité, en-dessous duquel se cache le besoin de combler des trous psychologiques et philosophiques béants.

Pour bien comprendre les fondements et par ailleurs l’émergence logique d’un tel phénomène, il faut se pencher brièvement sur le substrat de la société consumériste moderne, en particulier celui des jeunes générations. Le mode de vie que les États-Unis exportent dans le cadre de leur hégémonie culturelle est tout à fait clair, pur, stérile même. Il est centré autour de cinq éléments : globalisation (il doit être rendu possible partout dans le monde); consommation, autour des principales enseignes corporatistes américaines (destinées à procurer un sentiment de sécurité de par leur simplicité et leur puissance); productivité, là aussi idéalement au service des marchés américains; narcissisme vital, entretenu par la création d’un besoin addictif à la reconnaissance au travers des réseaux d’échange électroniques; et « positivité », c’est-à-dire une forme hypocrite d’optimisme et de bienveillance dont on maquille la réalité narcissique, et qui de manière générale permet au schmilblicky d’avancer. Du reste, il est permis d’être créatif généralement sans être créatif, mais, surtout, il faut croire en son indéfectible puissance et l’intérêt qu’elle génère forcément pour le monde entier, pour peu que l’on respecte les lois de bienséance idéologique et consumériste du géant à la bannière étoilée. Le problème, surtout dans l’ère de l’ignorance sacrée (ou plutôt, du savoir homologué sous le signe de la castration mentale), c’est que la fameuse réflexion du pour soi hégélienne, la reconnaissance de l’ego dans sa transformation du monde, tend à disparaître pour ne laisser la place qu’à un pour soi reflet de lui-même, un ego en amour de lui-même; ou, à défaut, un pour soi défini par sa quête de supériorité. On voit immédiatement qu’il ne s’agit pas d’une question qui ne s’applique qu’aux femmes, mais, dans l’aplatissement des valeurs éthiques, elle contribue à déformer le féminisme au service de l’ego.

C’est ainsi que s’instaure une génération de femmes imbues et en même temps profondément isolées, une fois retirée la bulle électr-égotique surgonflée. Il ne s’agit pas que de ces manifestations d’aliénation pure qui sont devenues des objets vivants de promotion commerciale (il ne date d’ailleurs pas d’hier que l’on puisse vivre de son apparence), mais d’une contamination à large échelle utilisant tel un métal conducteur la décomposition générale de l’esprit critique et d’une certaine intelligence éthique. Fierté et dignité n’étant plus des constructions solides du soi mais des pixels et des artifices de lumière, ces femmes ne trouvent pour féminisme qu’un rapport de force très primitif, bâti sur l’exclusion de l’autre, et donc aux antipodes d’une philosophie unificatrice.

De là, il n’y a qu’un pas pour rejoindre d’autres luttes sociales transformées en distractions pour une gauche « non-radicale », dont le but n’est que de temporiser la victoire totale du néo-libéralisme. Black Lives Matter. Un trognon de pain réformiste lancé dans la rue aux enfants du siècle en quête d’affirmation idéologique. Une exacerbation des différences et de l’exclusion vendue comme une défense de l’individu – c’est à se demander combien de temps il faudra pour voir déferler une Black Pride, qui, comme son homologue, célèbrerait la commodification à outrance d’une liberté fondamentale, à en faire vomir un Martin Luther King comme l’autre un Pasolini.